C'est toujours la nuit qu'il se sent le mieux. Quelque chose l'apaise quand la ville porte son voile bleu sombre, que le soleil est remplacé par les néons et les lampadaires. Passé une certaine heure, il se dit que ne restent debout que les âmes perdues comme la sienne, et celles qui n'ont rien à retrouver à la maison. Parfois, Elijah déteste tellement le réel qu'il n'arrive à se sentir bien qu'au fond de son lit. Parfois, au contraire, il ne se sent jamais mieux qu'entouré du bruit de la vie nocturne, des verres qui trinquent, et l'odeur de l'alcool qui commence à emplir les verres alors que le bar retrouve, peu à peu, sa foule du vendredi soir. Il le connaît bien, à force, ce bar. Sa petite estrade qui porte parfaitement son équipement, l'ampli datée mais toujours aussi efficace, sa silhouette frêle. Les tables où s'attroupent les fêtards comme ceux qu'on a sorti de force de chez eux, le bar où s'accoudent les habitués et ceux qui attendent qu'on leur serve un verre. D'ordinaire, et ailleurs, Elijah adore observer le jeu des barista et de leurs bouteilles, shakers, verres et bec verseurs. Il en veut à Blair de lui gâcher un plaisir de plus : si c'est elle qui se tient derrière le bar (et c'est toujours elle, comme si elle cherchait à l'ennuyer), il ne peut que l'éviter du regard. Ça l'énerve de la voir continuer à vivre sa vie. Elle a un travail, une situation, et son sourire. Qu'a-t-il, lui ? Une guitare, et une belle gueule. Ça suffit pour un soir, une petite heure, quelques chansons de son cru ou empruntées à d'autres : les mélodies l'attirent peu importe qu'elles soient siennes ou non, tant qu'elles font vibrer son esprit malmené. Et c'est peut-être encore la seule chose qu'il prend un peu au sérieux. Il plane même pas trop, ce soir, jamais trop quand il doit jouer, juste assez pour éviter que le manque ne montre son vilain nez. Il attendra la fin de la dernière chanson pour s'offrir une bière, peut-être quelque chose d'autre pour donner quelques couleurs à la soirée, teinter ses habituelles nuances de gris. L'esprit de la nuit vit toujours plus que son morne quotidien.

Sa guitare et sa jolie gueule ont tendance à plaire. Tant qu'il reste sobre (plus ou moins), il a pourtant du mal à aller vers le monde, mais si le monde vient vers lui,  et bien - pourquoi pas ? Elle est jolie, cette fille. Il va bientôt commencer à jouer, mais il a bien quelques instants pour lui parler : la musique est toujours meilleure quand une émotion en berce les paroles, ne serait-ce que l'esprit futile et superficiel d'un flirt rapide, tellement rapide qu'on sait pas s'il reprendra son cours après le spectacle, mais assez agréable pour pulser tout son long. Elle est jolie, elle le fait rire. Elle s'appelle Jinah, il assure que c'est un très joli prénom. Lui, c'est Ellie. Elijah. Peu importe. Oui, c'est étranger. C'est américain, il est américain, il vient de Chicago. Et ça l'impressionne. Autant que la guitare qu'il continue d'accorder distraitement. S'il fait quelque chose après ? Oh, il ne sait pas, il - il sursaute. Tellement qu'il manque d'assommer la jolie fille - Jinah, oui, c'est Jinah - avec le manche de sa guitare. Mais il a pas le temps de s'excuser, il est trempé, l'ampli sur laquelle il s'était assis est trempée, il pue l'alcool, il en a plein ses affaires, et il sait sans même avoir besoin de relever la tête qui est l'auteure de cette bévue. Il sait. On aurait presque pu dire qu'il l'a sentie approcher, qu'il a simplement choisi de l'ignorer, aussi dur que ça soit.

"Mais bordel Blair, tu veux foutre en l'air mon ampli ?" Sec. Enfin, il lui accorde un regard. Ignore tout à fait la jolie fille, préférant se redresser et remettre sa guitare sur son pied. "Je sais que t'en as pas grand chose à faire du monde qui t'entoure, mais regarder où tu marches, c'est un peu la base pour une serveuse, nan ?" Et un soupir. Au fond de lui, enfermée dans un tiroir fermé à double tour, une ombre qu'il voudrait oublier pense qu'il est heureux d'avoir une raison de lui parler.

whatever they say
we'll stay the same