[ mind of mine ]

Des pages et des pages couvertes à l'encre noir. Des poèmes entiers, des chansons qui racontent un monde plus beau, des histoires d'amour et des mots doux. Le bout des doigts calleux, c'est qu'il aime sa guitare, même s'il a pas toujours l'énergie de s'y mettre. Des volets fermés, la facilité du laisser-aller face à l’impossible reprise en main, l'abandon de soi qui l’attrape un peu trop souvent. Elijah est là, mais ailleurs à la fois, le regard dans le vague, la réalité évitée. Des nuits dehors, l'impression de trouver un monde parallèle quand les lumières sont éteintes. Plus éveillé quand le monde dort. Des sourires, un air rêveur. Pas une once de méchanceté, seulement des tonnes de mauvais moments qui mènent souvent à se perdre un peu, beaucoup, passionnément. Tout de même. Des questions, beaucoup de question, les fois où il veut bien parler. Le monde l'intéresse, lui fait seulement un peu peur. Des heures à parler, à rêver, à refaire le monde. Un enfant perdu dans un adulte déboussolé.

[ white picket fence ]

La pluie tombée plus tôt ce matin fait encore briller la pelouse d'un vert éclatant, aussi vive que celle du jardin d'à côté, exactement similaire, avec une maison exactement similaire, la jumelle de celle d'en face. Dans cette banlieue pavillonnaire, on ne connaît que cette vie là, d'un ennuyeux ordinaire, la famille nucléaire, on reconnaît chacune des têtes qui remplit le bus scolaire. Au numéro 12 de la rue, la famille Han ne détonne que de ses origines, de l'accent épais du Dr Han, et de la cuisine coréenne de sa femme. Leur fils, Elijah, semblable à tous les garçons de son âge, si ce n'est peut-être qu'il semble un peu plus fragile, un peu plus angoissé. Il a des étoiles dans les yeux mais un petit air timide, il baisse rapidement la tête quand il se prend à parler trop. La prunelle des yeux de sa mère, qui le couve parfois peut-être un peu trop. Son père le dit, en tous cas, en roulant des yeux, mais fait jamais rien pour l'en empêcher. Comme tous les enfants de son âge, Elijah a une meilleure amie. C'est la petite Maniwan qui vit dans la maison d'à côté, dont les parents sont les amis des siens, qui lui garde toujours une place dans le bus, avec qui il passe toutes ses journées, toutes ses soirées, derrière qui il aime se cacher quand le monde lui fait peur, dont il ne se voit jamais être séparé. On rigole, on les voit parfois amoureux d'ici quelques années. On s'amuse de ces banalités.

[ equilibrium ]

Le soleil et la lune, le jour et la nuit, l'ombre et la lumière et tous ces clichés vus et revus, pourtant véridiques à les regarder. Comme deux pièces d'un puzzle, elle est le courage qui lui manque pour faire face au monde, le pilier sur lequel se reposer, derrière lequel se cacher, parfois. Ellie est timide, on le dit souvent, un peu fragile, on le dit aussi, introverti ? Plus craintif qu'averse aux autres. Elle est brillante, lumineuse, elle papillonne d'une personne à l'autre : il l'admire, sans l'envier pourtant quand elle sait en faire bénéficier l'entièreté de la petite cellule qu'il forme à deux. Blair en avant, lui juste derrière, sans jamais la lâcher, une entité qui n'est complète que s'ils sont tous les deux, le yin de son yang.

Âme sœur. Ils en parlent souvent, dans les livres, entre deux< mots de conversation d'adolescents. Si elles existent, il pense, Blair est la sienne. Oui, c'est sûr, elle est la sienne. Maman en parle, parfois. Des âmes sœurs. Elle a toujours ce petit air rêveur à les évoquer. Elijah se demande si son père est la sienne, à elle. Il pense que oui. Il n'en sait rien. Pour lui, il n'y a que Blair. Leurs conversations, leurs rires. L'encre sur leurs poignets, tu es ma galaxie. Leurs conversations par signaux de lumière, depuis leurs fenêtres qui se font face. Leurs vies constamment entremêlées, comme deux arbres qui se reposent l'un sur l'autre pour grandir, s'élever.

[ the end of the f***ing world ]

C'est une semaine ordinaire, Chicago aux rues toujours aussi prônes aux courants d'air, la vie toujours aussi paisible, les pelouses toujours aussi vertes, le lycée toujours aussi banal, plein des petites intrigues adolescentes qui semblent, à chaque fois, aussi lourdes que le poids du ciel qui les surplombe. C'est une semaine ordinaire, mais Elijah sent la boule grossir dans sa gorge et son cœur se serrer un peu plus lorsque les chuchotements se taisent à le voir arriver : il se fiche des rumeurs, mais il déteste voir qu'elles semblent le cibler. Serena est jolie, pourtant, n'importe qui serait ravi de se voir attaché à elle même le temps d'une idiotie de ragot. Pas lui. Son cœur d'enfant a grandi, il bat pour Blair, plus que pour Blair, sans oser lui dire, ce qui est idiot, mais plus fort que lui, il brûle pour Blair qui, elle aussi, et à son grand déplaisir, se voit assaillie par la rumeur tombant à ses oreilles.

( ... )

"Viens. Je te promets qu'il se passe rien. Je te promets qu'il se passera rien...on s'en fiche qu'elle soit là, c'est l'anniversaire de Luke."

Et ils sont venus. Elijah se demandera par le futur s'il aurait mieux fait d'y aller sans elle, à cet anniversaire. Loin de son bouclier, il a encore du mal à affronter ce genre de foules, et surtout, il n'en a pas envie. Jamais sans Blair, jamais plus de quelques instants. Quelques instants, c'est ce qu'il a pris pour aller remplir un verre encore à la cuisine. Quelques instants, c'est ce qu'il fallait pour que cette fille s'approche de lui. Des avances, des gestes entreprenants - il l'a repoussée, c'est trop tard. Blair a tout vu, et son ventre se tort. Les cris, les reproches. Il déteste ça, les mots comme des éclairs et la colère qui gronde plus fort que le tonnerre : Elijah a toujours eu peur de l'orage. Est-ce que tu sais, qu'elle est rien pour moi ? Est-ce que tu sais, qui je veux vraiment ? Elle veut rentrer, elle a appelé pour venir les chercher leurs parents partis dîner entre amis pour pas laisser seule sa mère, quand le Dr Han est éloigné par une conférence à Washington. Pars pas. Il a presque supplié. L'orage laisse place à la pluie. Une pluie calme quoiqu'un peu mélancolique, puis, voilà que perce le soleil : c'est l'accalmie. Les mots qui apaisent. Est-ce qu'elle sait, que c'est elle qu'il veut ? Il a pas tout à fait le temps d'appuyer sa parole par le geste. Dans sa poche, on entend chanter la sonnerie de son téléphone. Il ne l'avait pourtant jamais imaginée comme une marche funèbre.

[ hate that ]

Le monde existe en nuance de gris. C'est peut-être parce qu'il ne l'intéresse plus. Trop de colère et trop de peine. Surtout, il le voit dénué de la plus belle personne qu'il portait, autant que vide de son ancien refuge. Il parle même plus de Blair. Il la déteste. Il lui a dit. Tout est de ta faute, je te déteste. Si elle avait pas bu les paroles des autres. Si elle s'était pas énervée, si elle l'avait écouté. Si elle avait pas voulu partir. Alors, peut-être que sa mère serait pas montée dans cette voiture avec les Maniwan pour venir les chercher. Peut-être que la voiture aurait pas dérapé. Peut-être qu'elle serait encore là, la douceur de son visage pas froide et figée, visible désormais que sur les photos, mais bien présente, vivante, prête à l'accueillir lorsqu'il rentre chaque soir. Elle lui manque. Elle manque à son père, aussi. Elijah sait toujours pas si c'est lui, son âme sœur, mais il sait qu'il a tout aussi mal - ils en parlent pas, pourtant. Les hommes de la famille Han ont jamais su se parler, jamais su se comprendre. Maladroit, celui que seule l'Amérique connaît comme Mark tente de réduire la douleur de son fils, le deuil qui écrase ses épaules, sans savoir comment. Il faut guérir, pense-t-il, et ça a toujours été son métier, guérir les autres. Pour leur famille, pense-t-il, le traitement se veut radical. Il faut partir. L'année scolaire achevée, les valise sont faites, les cartons refermés et les deux Han attachés à l'avant de la Volvo. Dans la sacoche de son père qu'Elijah porte sur les genoux, deux passeports, et deux allers simples pour la Corée du Sud. Yecheon et leur famille sauront les faire oublier. Elijah n'en est pas si sûr, pourtant. Il voulait pas y aller. Comme toujours, pourtant, il se laisse guider.

[ ticket to the moon ]

Elijah a toujours été un garçon fragile. Le grand départ, le nouveau pays, la solitude, le deuil, ça n'aide pas : voilà qu'il s'effondre, et il a la tête en pelote, toujours du mal à respirer, il veut plus sortir, il veut plus voir le monde, il veut plus se frotter à eux, à cet univers bien plus strict que celui où il a grandi, sans personne sur qui s'appuyer, ni maman, ni elle, ni rien, ni personne. Il a peur, il panique, il angoisse, c'est incontrôlable. Astre solitaire sans orbite ni galaxie, il erre dans le néant sans savoir où aller : il fait trop noir, et personne ne l'entend crier. Sauf son père, peut-être, son père au regard inquiet qui ne sait pas quoi faire ni quoi dire. Le Dr Han a appris à guérir, et que la chimie fait des merveilles sur le corps et l'esprit malmenés. 0.5 milligrammes d'alprazolam par jour, de quoi apaiser l'angoisse. Il sait que c'est mal vu, mais il est désespéré. Et il se rassure. Pas de quoi faire de mal. Il se le promet. Il est médecin. Il le verrait.

[ drifting ]

La tête entre les épaules et les yeux qui fuient, c'est un enfant à nouveau qui se tient face au bureau d'acajou, avec dans le regard ce petit air pitoyable, suppliant autant qu'égaré. Un homme, pourtant, vingt ans bientôt, et grand, les traits adultes, l'esprit enfant. Toujours un enfant, aux yeux de son père, du moins. Un enfant qu'il a égaré quelque part en chemin, sans voir à quel point il s'approchait du ravin avant de s'y abandonner complètement - sans vouloir voir, peut-être, jusqu'à y être obligé. Il se sent peut-être coupable, peut-être pas. Il peut simplement plus le nier. Face à lui, Elijah aux mains qui tremble le lui rappelle dès qu'il lève à nouveau les yeux vers lui.

"C'est juste - c'est pour cette fois, c'est les cours, c'est vraiment stressant en ce moment et..." Il balbutie, comme à chaque fois. Excuse sur excuse, ça fait trop longtemps qu'il a augmenté les doses, discrètement, par des moyens que son père préfère presque ne pas connaître (auprès de qui ? Il aurait du voir les billets qui disparaissaient peu à peu de son portefeuille), jusqu'à l'arrêt des prescriptions quand la réalité s'est imposée à un Dr Han désemparé. Dix neuf ans, et plus un pied dans la réalité, Elijah avance à l'aveugle avec cet air absent, puisqu'il n'y a entre ses tempes que le brouillard, et cette fausse euphorie, ce calme artificiel que lui offrent ses abus de Xanax. Déconnecté. Et son père, désemparé, se tient pourtant le regard dur derrière son bureau désordonné, dans un semblant de fermeté malgré ses mains qui, sous la table, jouent nerveusement l'une avec l'autre.

"Quels cours ? Je sais que tu n'y vas plus. Depuis des semaines, en réalité." C'est déjà beaucoup, pense-t-il, qu'il ait réussi à accéder à cette université de seconde zone. Il aura fallu si peu de temps avant le décrochage complet. Le cœur lourd malgré le regard dur, le Dr Han se demande, une fois de plus, ce que pourra bien devenir son fils, sans pourtant réussir à l'atteindre, sans réussir à l'aider.

( ... )

"Où est-ce que tu l'as mis, Elijah ? Mon ordonnancier. Fais pas semblant de pas savoir de quoi je parle, je sais que c'est toi qui l'a pris."

Toujours plus de cris, toujours plus d'éclat. Mensonges et excuses, la tension prête à faire exploser la pièce. Son père est tout ce qu'il lui reste, pourtant, Elijah peut plus le supporter, et lui supporte plus de voir tout ça. L'un qui se noie dans l'impuissance face à la détresse de l'autre qui le déteste un peu, le blâme pour tous les maux du monde. Peut-être qu'il faut partir (qu'il faut qu'il parte) ; la cohabitation qui semble impossible. Ça fait peur, pourtant, de partir. Ça fait peur, de le laisser partir. Chaque instant qui passe, Elijah semble s'éloigner un peu plus du monde réel. À la dérive.

[ and a lil' bit of wreckage ]

Libre ou coupé du monde. Un peu des deux. La tête dans l'eau un jour sur deux. Il s'oublie des nuit entières, se cache sous les draps le lendemain. Des jours entiers enfermé, des nuits dehors quand l'envie l'en prend, quand il sait plus trouver les autres ailleurs que dans les excès. L'envie d'autre chose, parfois. Erratique, sporadique. Emporté par les vagues, il est rare qu'il arrive à toucher le sable du rivage. Il lui brûle les doigts, tant pis s'il le sauve. Il en a envie, parfois. De faire mieux. De changer un peu. Alors, il se lève, pour un jour, pour deux, peut-être une semaine ou deux, tente de reprendre sa vie en main. Et quand c'est trop dur - c'est toujours trop dur -, il se souvient qu'il a rien autant qu'il est rien, qu'il a personne autant qu'il est personne, et se dit que ça sert à rien d'essayer, qu'il a aucune chance de s'en tirer. Seul dans cet océan sombre, se débattre l'épuise. À chaque fois qu'il essaie, il finit par en conclure qu'il est simplement moins douloureux que se laisser couler : un jour, pense-t-il, il finira bien par atteindre le fond, peut-être pourra-t-il s'y reposer.